Chapitre V
À moins de manquer de curiosité – ou d’être l’un des orphelins Baudelaire en personne –, vous vous demandez sans doute, à ce stade, si trois enfants burent ou non ce cordial de coco qu’ils étaient si fermement conviés à boire.
Peut-être vous êtes-vous déjà trouvé dans une situation similaire, invité à absorber quelque substance qu’il vous ennuyait fort d’absorber par quelqu’un qu’il vous ennuyait fort de froisser, et peut-être vous a-t-on déjà mis en garde contre ceux qui vous placent dans ce genre d’embarras, et conseillé vivement de ne pas leur céder, mot signifiant ici : « finir par accepter, au lieu de dire poliment non merci ».
Dans ce type de situation – lorsqu’on n’a pas envie de faire une chose, mais qu’on s’y sent contraint parce que l’entourage se montre pressant, parce que c’est ce que tout le monde fait et qu’il est plus sage de faire comme tout le monde –, les psychologues disent qu’on cède à la « pression des pairs », « pairs » signifiant ici : « personnes qui partagent peu ou prou la même situation que vous », et la pression en question étant la force de persuasion exercée par ces personnes.
Naturellement, si vous êtes ermite au sommet d’un morne et que votre ermitage voit passer, tout au plus, un mouton de loin en loin, la pression des pairs ne doit guère vous peser – même si, chez les ovins, il semble qu’elle soit forte, de sorte que l’un d’eux, vous prenant pour un pair, pourrait très bien tenter de vous persuader qu’une épaisse toison blanche vous serait très seyante. Mais si vous vivez entouré d’êtres humains, qu’ils soient membres de votre famille, votre tribu, votre collège, votre organisation secrète, chaque instant de votre vie vous soumet à cette pression des pairs et vous ne pouvez pas plus l’éviter que le bateau n’évite les vagues ou la tempête. Tout au long de la journée, tout au long de la vie, chacun de nous subit la pression des pairs et, sauf exception rarissime, y cède – qu’il se retrouve en train de jouer au ballon prisonnier, contraint par ses pairs écoliers, ou de se percher trois balles de caoutchouc sur le nez, contraint par ses pairs clowns. Et le fait est que, si vous tentez de vous soustraire à la pression de vos pairs, vous risquez fort de finir sans pairs du tout. Tout l’art consiste donc à choisir ses pairs avec soin, puis à céder à leur pression juste assez pour ne pas les faire fuir, mais pas au point d’y laisser sa peau ou de se retrouver dans quelque autre situation hautement inconfortable.
Les situations hautement inconfortables, les enfants Baudelaire en avaient déjà connu un certain nombre et ce jour-là, n’ayant guère le choix de leurs pairs, ils cédèrent à la pression exercée par Ishmael, Mrs Caliban, Vendredi et, derrière eux, tous les habitants de cette motte de terre émergée qui était leur nouveau logis. Sous la grande tente blanche d’Ishmael, ils burent leur cordial de coco et ingurgitèrent leur ceviche sans épices, malgré le léger tournis que leur infligeait le breuvage et malgré la texture de limace écrasée du fricot, car c’était cela ou quitter la colonie et partir seuls en quête de subsistance. De même, ils portèrent leurs tuniques blanches, et tant pis si la laine en était un peu épaisse par ce temps chaud, car c’était cela ou se vêtir de feuilles de cocotier et d’herbes sèches. Et ils ne soufflèrent pas mot des objets désapprouvés qu’ils gardaient en cachette au fond de leurs poches – ruban, calepin et fouet à œufs –, car c’eût été secouer la barque, ce que leur avait déconseillé Ishmael. Ils n’osèrent même pas demander à Vendredi pourquoi elle avait donné cet ustensile à Prunille, pour commencer.
Cela dit, malgré la saveur trop forte du cordial, malgré l’absence de saveur du ceviche, malgré les tuniques peu flatteuses et malgré le remords des cachotteries, les trois jeunes Baudelaire se sentaient plutôt chez eux sur cette île, du moins plus que nulle part ailleurs depuis fort longtemps. Car ils avaient eu beau trouver toujours, partout où ils étaient allés, une personne ou deux avec qui nouer des liens de confiance, les trois enfants n’avaient été réellement acceptés nulle part depuis qu’Olaf les avait fait passer pour assassins, les obligeant ainsi à se cacher, à se déguiser, à ne plus jamais se montrer ouvertement – ni même à se montrer ouverts. Oui, les trois enfants se sentaient plutôt en sécurité au sein de cette paisible colonie, réconfortés par l’idée que le comte Olaf était tenu à distance et que, si jamais leurs amis se retrouvaient sur ces côtes à leur tour, ils y seraient accueillis aussi, à l’unique condition de céder à la version locale de la pression des pairs. Une nourriture insipide, des vêtements peu élégants et des breuvages suspects, ce n’était pas si cher payé, tout bien pesé, en échange d’un havre sûr peuplé de gens qui, sans être des amis, étaient d’aimable compagnie et vous offraient l’hospitalité aussi longtemps qu’il vous plairait de rester.
Les jours passèrent. L’île restait égale à elle-même : un peu soporifique, mais agréablement rassurante. Violette aurait bien volontiers prêté main-forte à l’équipe qui achevait de bâtir le grand canoë, mais à la suggestion d’Ishmael elle se consacrait aux lessives de la colonie aux côtés de Vendredi, de Robinson et du professeur Fletcher, passant le plus clair de ses journées à rincer les tuniques de laine dans l’eau saumâtre, puis à les étendre au soleil sur des rochers. Klaus se serait bien volontiers lancé dans l’exploration de l’autre bout de l’île et de la face cachée du morne, afin d’y entreprendre l’inventaire des débris jetés là – l’endroit devait être fascinant, après des décennies de tempêtes ; mais tout le monde avait convenu qu’Ishmael avait raison, que le mieux pour lui était de tenir compagnie au facilitateur, aussi passait-il ses journées à remettre de l’argile sur les pieds du vieil homme ou à refaire le plein de cordial dans son coquillage.
Seule Prunille avait droit à une occupation à la hauteur de ses compétences, mais aider Mrs Caliban aux casseroles n’avait rien de vraiment palpitant, les trois repas de la colonie manquant un peu de variété. Chaque matin, la benjamine des Baudelaire allait chercher quelques brassées d’algues – récoltées par Alonso et Ariel, rincées par Sherman et Robinson, mises à sécher par Erewhon et Weyden – et elle les jetait dans le caquelon géant du petit déjeuner de la colonie. Plus tard dans la journée, Ferdinand et Larsen venaient déverser devant la tente des cuisines de pleins filets de poissons frais péchés, que Prunille et Mrs Caliban se mettaient en devoir de réduire en miettes avec leurs cuillères runcibles afin d’en faire un pseudo-ceviche. Enfin, dans la soirée, les deux cuisinières jetaient dans une grande marmite d’eau saumâtre les oignons sauvages arrachés par Finn et Omeros, agrémentés de poignées d’herbe cueillies par Brewster et Calypso – seul et unique assaisonnement en usage sur l’île –, puis elles servaient cette sorte de soupe pour tout potage. À chaque repas, afin de faire descendre le tout, elles distribuaient le cordial de coco dont Byam et Willa avaient surveillé la fermentation, à partir du lait et de la pulpe des noix de coco que Mr Pitcairn et Ms Marlow récoltaient sur les cocotiers de l’île. Aucune de ces activités n’était sérieusement accaparante, et Prunille passait le plus clair de ses journées dans une certaine oisiveté, expression signifiant ici : « à traîner dans les jambes de Mrs Caliban et à siroter du cordial, le regard perdu vers l’horizon marin ».
Après des mois et des mois de mauvaises rencontres, de fuites éperdues et d’épisodes tragiques, les trois enfants s’étaient entièrement désaccoutumés d’une vie tranquille, et dans les premiers jours ils se sentirent un peu déstabilisés, presque en état de manque, ainsi brutalement coupés des sombres fourberies d’Olaf et de la noble quête d’intégrité de V.D.C. Mais chaque nuit de bon sommeil dans le confort aéré d’une tente, chaque journée consacrée à des activités guère accablantes et chaque gorgée de cordial de coco bien tassé éloignaient d’eux un peu plus le stress et les traumatismes de leur récent passé. Quelques jours après leur arrivée, comme l’avait prédit Ishmael, une nouvelle tempête déferla sur l’île avec son ciel d’encre, ses tourbillons fous, ses pluies torrentielles, et les enfants Baudelaire, blottis avec les autres îliens sous la tente du facilitateur, se dirent qu’au fond le gentil train-train de la colonie avait du bon, par contraste avec les tourmentes traversées depuis la disparition de leurs parents.
— Roberval, avoua Prunille à ses aînés le lendemain matin, comme ils cheminaient sur le sable mouillé.
Obéissant à la tradition, la colonie entière s’était égaillée sur les grèves pour la récolte d’après tempête, chacun examinant les débris qui se présentaient à lui.
Par « Roberval », il va de soi, la benjamine des Baudelaire entendait : « Entre les deux, mon cœur balance ; je n’arrive pas à savoir si je me plais ici ou pas. »
— Je comprends ça très bien, dit Klaus qui la portait sur ses épaules. Parce que moi, c’est pareil. La vie n’a rien de bien folichon, ici, il faut reconnaître. D’un autre côté, nous sommes en sécurité.
— C’est déjà ça, reconnut Violette. Même si la discipline, ici, est finalement assez stricte.
— Bien d’accord, reprit Klaus. Ishmael n’arrête pas de dire qu’il ne veut pas nous forcer, mais tout a l’air un peu obligatoire quand même.
— Au moins, ils ont forcé Olaf à se tenir à l’écart, rappela Violette. C’est plus qu’on ne peut en dire de V.D.C.
— Sirius, ajouta Prunille ; autrement dit : « Nous sommes si loin de tout, ici ! Les luttes entre V.D.C. et leurs adversaires, c’est presque une autre galaxie. »
— Oui, dit Klaus, se penchant pour examiner le contenu d’une flaque. Les seuls V.D.C., ici, ce sont les Victuailles Dépourvues de Condiments.
Violette eut un sourire.
— Il n’y a pas si longtemps, dit-elle, nous nous débattions pour atteindre le dernier lieu sûr avant jeudi. À présent, tout paraît sûr, et je serais bien en peine de dire quel jour on est.
— Petit Liré, soupira Prunille ; autrement dit : « N’empêche que la maison me manque. »
— Oh ! à moi aussi, avoua Klaus. Mieux que ça : j’en viens à regretter la bibliothèque de la scierie Fleurbon-Laubaine.
— La bibliothèque de Charles ? s’étonna Violette. La salle était très belle, d’accord, mais je te rappelle, il n’y avait que trois livres. Comment peux-tu regretter un endroit pareil ?
— Trois livres, dit Klaus, c’est mieux qu’aucun. Tout ce que j’ai lu, depuis notre arrivée ici, c’est mon calepin, et en cachette. J’ai suggéré à Ishmael de me dicter l’histoire de la colonie, pour que les colons puissent mieux connaître leur lieu de vie. Bon sang, même sur des écorces, sur des feuilles sèches, il y a toujours moyen d’écrire – sans compter que je parie, Violette, que tu saurais nous fabriquer de l’encre et du papier. Et je lui ai dit que d’autres pourraient sans doute écrire leur propre histoire, aussi. De cette manière, l’île finirait par avoir sa bibliothèque. Et vous savez ce qu’il m’a répondu ? Qu’il ne voulait pas me forcer, mais qu’à son avis ce n’était pas une bonne idée, des écrits où il serait question de tempête et de naufragés, que ça mettrait les gens en émoi. Bon, je ne veux pas secouer la barque, mais lire et écrire me manquent.
— Je te comprends, dit Violette. Moi, c’est la tente de Madame Lulu que j’en viens à regretter.
Klaus ouvrit des yeux ronds.
— Avec ses trucs-machins farfelus ?
— Ses inventions avaient de quoi faire rire, admit Violette, mais si j’avais sous la main ces pièces de mécanique toutes bêtes, je crois que je pourrais bricoler un système de filtration d’eau rudimentaire. Avec de l’eau douce, les îliens ne seraient plus obligés de boire de ce cordial du matin au soir. Encore que, d’après Vendredi, l’habitude de le boire soit invétérée.
— Dopamine ? s’enquit Prunille.
— En gros, elle entend par là qu’ils boivent de ce truc depuis si longtemps qu’ils ne voudront sans doute jamais y renoncer. Bon, je ne veux pas secouer la barque, mais travailler à des inventions me manque. Et toi, Prunille ? Qu’est-ce qui te manque ?
— Fontaine, dit Prunille.
— La fontaine de Villeneuve-les-Corbeaux ? demanda Klaus. Celle qui était en forme d’oiseau ?
— Non, dit Prunille. Banque.
— La fontaine de la Finance Victorieuse ? s’étonna Violette. Et pourquoi diable la regrettes-tu ?
— Plouf, dit Prunille ; et ses aînés en eurent le souffle coupé.
— Tu ne peux pas te souvenir de ça, protesta Klaus.
— Tu avais quelques semaines à peine, dit Violette.
— Souvenir, insista Prunille, très ferme.
Et ses aînés hochèrent la tête, médusés.
Prunille faisait allusion à certain après-midi d’automne, du temps où elle était nourrisson, un jour qu’il faisait anormalement chaud pour la saison. Les parents Baudelaire, ayant dû se rendre au centre-ville pour affaires, avaient emmené leurs enfants avec promesse d’une halte chez un marchand de glaces sur le chemin du retour. Dans le quartier des banques, toute la famille avait fait une pause autour de la fontaine de la Finance Victorieuse, puis la mère des enfants avait disparu bien vite dans un grand bâtiment hérissé de tourelles tandis que leur père attendait au-dehors avec eux. La grosse chaleur rendait Prunille grincheuse et elle avait commencé à geindre. Pour la calmer, leur père avait trempé dans l’eau ses petits pieds nus, et Prunille avait réagi avec tant d’enthousiasme qu’il avait plongé aussi les petites jambes, puis le restant de sa fille, tout habillée, riant aux éclats. Comme vous le savez peut-être, un rire de bébé est d’ordinaire très contagieux, et avant longtemps la grande fontaine avait vu patauger dans son bassin non seulement Violette et Klaus, mais leur père tout aussi bien, et c’était à qui rirait le plus fort, au ravissement de Prunille. Peu après, leur mère était sortie du bâtiment et elle avait paru un peu interloquée de voir enfants et mari s’ablutionner ainsi dans cette fontaine publique, s’en donnant à cœur joie. Puis elle avait posé son sac à main, retiré ses escarpins et rejoint le quatuor dans l’eau fraîche. Sur le trajet du retour, les Baudelaire avaient ri tout le long du chemin, chacun de leurs pas faisant gaiement squich ! squich ! Puis tous les cinq s’étaient assis sur le perron de la maison pour se sécher au soleil. C’était un merveilleux souvenir, mais si lointain déjà que Violette et Klaus l’avaient presque oublié. Et pourtant, à présent que Prunille venait de le raviver, il leur semblait entendre encore le rire de leur sœur si petite et revoir les mines sidérées des employés de banque sortant des bureaux.
— On a peine à croire, dit soudain Violette, que nos parents aient pu rire comme ça à l’époque. Alors qu’ils étaient déjà très impliqués dans V.D.C., avec toutes les bisbilles, tous les conflits, les ennuis.
— Oui, dit Klaus. Ce jour-là, le schisme et ses histoires de discorde devaient leur sembler à des années-lumière.
— Ici loin pareil, dit Prunille.
Et ses aînés acquiescèrent.
En ce matin de grand soleil, avec la mer qui scintillait là-bas, tout au bout des grèves immenses, l’île semblait aussi éloignée des tourmentes et fourberies du vaste monde que l’avait semblé, ce jour-là, la fontaine de la Finance Victorieuse. Mais les tourmentes et fourberies du vaste monde sont rarement aussi distantes que nous aurions tendance à le croire par les matins clairs. En ce lointain après-midi au cœur du quartier bancaire, par exemple, la tourmente couvait à un jet de pierre, dans les couloirs du bâtiment à tourelles, où la mère des enfants Baudelaire s’était fait remettre un bulletin météo et une carte navale qui devaient révéler, examinés à la bougie le soir-même, une tourmente d’une tout autre ampleur que ce qu’elle avait imaginé. Et la fourberie rôdait à quelques pas seulement de la fontaine, où une femme déguisée en vendeuse de bretzels prenait un cliché du quintette Baudelaire riant aux éclats, puis glissait l’appareil photo dans la poche de veste d’une conseillère financière, laquelle s’engouffrait dans un restaurant, où le garçon de vestiaire s’empressait de retirer l’appareil pour le cacher dans une grande coupe de Tutti Frutti glacé que certain auteur dramatique devait commander au dessert, mais qu’une serveuse à l’esprit vif se hâtait de subtiliser sous prétexte que la sauce sabayon avait tourné, puis d’aller jeter dans une poubelle, le long de la ruelle où je poireautais depuis des heures, feignant de chercher une jeune chienne égarée qui en réalité, à cette minute même, se glissait par l’entrée de derrière dans le bâtiment à tourelles et y retirait son déguisement, puis le fourrait dans son sac à main – en un mot comme en cent, la tourmente couvait alors, et ce matin clair sur l’île n’était en rien différent.
Les trois enfants Baudelaire avaient repris leur cheminement en silence, clignant des yeux dans la lumière vive, Violette en tête et Klaus derrière, Prunille toujours sur ses épaules, quand soudain la petite alerta son frère d’une chiquenaude sur le crâne et demanda, pointant son index menu :
— Vasistas ?
Droit devant, vers le bas de la grève, quelque chose reposait de guingois sur une levée de sable grossier, et ce quelque chose signifiait « gros soucis », même s’il n’y paraissait pas à cette heure.
De quoi il s’agissait, bien malin qui aurait su le dire, surtout à pareille distance. Tout au plus pouvait-on avancer que c’était plutôt gros, plutôt parallélépipédique – mot redoutable à prononcer signifiant ici : « en forme d’énorme boîte à biscuits » – et plutôt déglingué. Les trois enfants pressèrent le pas, enjambant flaques et crabes et algues, pour aller y voir de plus près. Mais pour finir, même vu de près, ce quelque chose n’était pas facile à identifier.
D’une certaine façon, l’objet carrément gros, carrément parallélépipédique et carrément déglingué semblait une réponse aux trois souhaits formulés par les trois enfants. Il faisait songer à une sorte de bibliobus, parce qu’il était clairement constitué d’énormes piles de livres, juxtaposées avec soin et ligotées de lanières de caoutchouc de manière à former une sorte de radeau très épais, l’équivalent d’au moins douze ou treize matelas empilés. Mais il avait aussi quelque chose d’une invention novatrice, appareil ou engin d’avant-garde, avec ce battant de bois délabré qui devait pouvoir faire gouvernail à l’arrière. Enfin, il avait quelque chose d’une fontaine, à la façon dont ses flancs ruisselaient de partout, l’eau qui s’échappait des volumes détrempés dégoulinant doucement dans la flaque à son pied.
Mais malgré l’étrangeté de l’épave, ce n’était pas sur elle que les enfants avaient les yeux rivés, car un objet dépassait du sommet, plus insolite encore en ce lieu : un pied, un pied nu en surplomb, comme si quelqu’un dormait là-haut, sur cet énorme radeau de livres ; et la cheville de ce pied s’ornait d’un œil tatoué.
— Olaf ? souffla Prunille.
Mais ses aînés firent non en silence. Les pieds du comte Olaf, ils ne les avaient que trop vus, or ce pied-là était plus menu et, surtout, bien plus rose que ceux du scélérat.
— Prunille, chuchota Violette. Si tu te mettais debout sur les épaules de Klaus, en faisant très, très attention, peut-être qu’en grimpant un peu tu pourrais voir quelque chose ?
Lentement, précautionneusement, Prunille se redressa sur les épaules de son frère et, s’agrippant de ses petites mains comme elle l’avait fait dans la cage d’ascenseur du 667, boulevard Noir, elle se hissa jusqu’au sommet de l’épais radeau afin d’y risquer un coup d’œil.
Une femme gisait là, inconsciente, par-dessus les piles de livres. Sa longue robe de velours grenat gorgé d’eau lui faisait comme une corolle et ses cheveux épars derrière elle, enchevêtrés, dessinaient un immense éventail. Le pied qui dépassait formait avec la cheville un angle suspect, mais pour le reste elle semblait indemne. Ses yeux étaient clos, ses lèvres un peu pincées, mais son abdomen – le ventre rond et rebondi d’une femme enceinte – s’élevait et s’abaissait à un rythme paisible, ses mains gantées de blanc posées à plat dessus, comme pour se réconforter ou réconforter son enfant.
— Kit Snicket, annonça la petite à ses aînés d’une voix étranglée.
— Ouiii ? répondit une voix derrière eux, aussi haut perchée que discordante – mot signifiant ici : « forcée, détestable, et détestablement familière ». On m’appelle ?
Violette et Klaus pivotèrent pour voir qui arrivait là et Prunille fit la grimace.
La personne qui venait de surgir, contournant le radeau de livres, était également vêtue d’une longue robe descendant jusqu’aux chevilles, également de velours gorgé d’eau, mais sa robe, au lieu d’être grenat, mêlait le vermillon, l’orange et le jaune vif, coloris agressifs qui dansaient et se fondaient entre eux à chacun de ses pas. Cette personne-là ne portait pas de gants, mais elle était coiffée d’une grosse poignée d’algues qui lui faisaient comme des cheveux longs, cascadant jusque dans son dos de la plus hideuse façon. Et le ventre de cette personne était également rond et rebondi, mais d’une rondeur bien peu convaincante. Une rondeur convaincante eût d’ailleurs été anormale, les traits de cette personne n’ayant rien de féminin, or la gestation est un phénomène rarissime chez les sujets de sexe masculin, hormis dans la famille hippocampe où c’est le mâle, par tradition, qui se charge de l’incubation des œufs dans une poche ventrale prévue à cet effet.
Mais la personne qui s’approchait, la mine peu avenante, n’avait rien d’un Hippocampus, fût-il giganteus. Si l’étrange radeau de livres signifiait « gros soucis », la personne en question signifiait « fourberies » et, comme tant de fourberies déjà, son nom s’épelait : c, o, m, t, e, o, l, a, f.
Durant un instant, Violette et Klaus n’eurent d’yeux que pour l’arrivant tandis que leur cadette n’avait d’yeux que pour Kit Snicket. Puis tous trois, tournant la tête, virent converger vers eux, sur les grèves, les îliens venant à leur tour regarder de plus près l’étrange objet. Alors les trois enfants se demandèrent si les histoires de discorde étaient à des années-lumière, après tout, ou s’ils n’avaient parcouru tout ce chemin que pour se retrouver nez à nez avec les tourmentes et fourberies du vaste monde.